Par la charité, l’homme devient l’ami de Dieu sans cesser d’être son serviteur parce qu’un tel service, commandé par l’amour et la crainte filiale, n’a rien d’incompatible avec la liberté. Saint Augustin en faisait la remarque : Le service du Seigneur est un service libre : ce n’est pas la nécessité mais la charité qui le commande.
« Il y a deux craintes de Dieu : l’une est la crainte servile que bannit la charité ; l’autre est la crainte filiale engendrée par la charité, qui fait redouter de perdre Celui que l’on aime : c’est la crainte bonne et chaste dont il est dit dans le Psaume (XVIII, 10) : La crainte du Seigneur est sainte, elle subsiste à jamais. De même, il y a deux services de Dieu : l’un procède de la crainte filiale : il est celui des justes et des fils de Dieu ; l’autre procède de la crainte du châtiment et il est opposé à la charité : Notre-Seigneur y fait allusion lorsqu’il dit : Je ne vous appellerai plus mes serviteurs, mais mes amis.
Comme on sait, est proprement serviteur ou esclave celui qui n’est pas “cause de soi”, qui ne peut disposer de lui-même ; est libre celui qui est “cause de soi”. Il y a donc cette différence entre l’esclave et l’homme libre, que le premier agit seulement à cause d’un autre tandis que le second agit pour lui-même et de lui-même, que l’on considère la fin ou le principe de leur action. L’homme libre agit pour lui-même, ordonnant ses actions à son propre bien ; il agit aussi de lui-même, mû à l’action par sa propre volonté. L’esclave, au contraire, n’agit pas pour lui-même, mais pour son maître ; il n’agit pas non plus de lui-même, mais en dépendance de la volonté de son maître et pour ainsi dire par contrainte.
Mais il arrive aussi parfois, et c’est le cas du serviteur de Dieu, qu’un serviteur agisse pour un autre considéré comme sa fin ; par ailleurs, il agit de lui-même selon qu’il se meut à l’action de son propre gré. Ce service n’a rien que d’excellent puisque dans le cas c’est la charité qui porte à bien agir ; mais on n’agit point pour soi, parce que la charité ne cherche pas son avantage mais celui de Jésus-Christ et du prochain. Ceux au contraire qui n’agissent qu’à cause d’un autre, c’est-à-dire par crainte servile, sont de mauvais serviteurs. Il est donc manifeste que les disciples étaient de bons serviteurs, leur service procédant de l’amour.
De plus, le serviteur qui n’agit pas de lui-même, qui est entièrement mû par un autre, se trouve à l’égard de celui qui le meut comme l’instrument dans les mains de l’artisan. L’instrument concourt avec l’artisan à la réalisation de l’œuvre, mais il en ignore l’idée ; de même, les esclaves ne participent qu’à la réalisation de l’œuvre. Mais lorsque le serviteur agit de son propre gré, il doit connaître le plan de l’œuvre : le secret lui en est révélé pour qu’il agisse en connaissance de cause.
Or, les apôtres s’appliquaient d’eux-mêmes aux bonnes œuvres, la charité y inclinant leur volonté ; c’est pourquoi le Seigneur leur révèle ses secrets. Mais il est vrai d’affirmer que les mauvais serviteurs ignorent ce que fait leur maître. Qu’est-ce qu’ils ignorent ? Cela même que Dieu accomplit en nous ; tout le bien que nous accomplissons, en effet, c’est Dieu qui l’opère en nous. Il opère en nous le vouloir et le faire, dit saint Paul aux Philippiens (II, 13). Le mauvais serviteur égaré dans les ténèbres par l’orgueil de son cœur s’attribue ce qu’il fait et ignore par là même ce que fait son maître. »
(In Joann., c. XV, lect. 3.)
« La charité confère à l’homme une grande dignité. Toutes les créatures, en effet, ayant été faites par Dieu sont au service de la majesté divine, comme les œuvres d’un artisan aux mains de leur auteur. Mais, dans le cas de l’homme, la charité le transforme de serviteur en homme libre et en ami. C’est pourquoi Notre-Seigneur dit aux apôtres (Jean, XV, 15), : Je ne vous appellerai plus mes serviteurs mais mes amis. Pourtant Paul n’est-il pas serviteur comme les autres apôtres qui se déclarent serviteurs ?
C’est qu’il y a service et service. L’un procède de la crainte : il est pénible et dépourvu de mérite. Si quelqu’un, en effet, ne s’abstient du péché que par crainte du châtiment, il n’a pas de mérite à cela, il demeure esclave. L’autre est un service d’amour : si quelqu’un, en effet, agit non par crainte de la justice divine mais par amour de la bonté divine, il ne se conduit plus comme un esclave mais bien comme un homme libre, parce qu’il agit volontairement, et c’est dans ce sens qu’il faut entendre la parole du Christ.
Saint Paul en donne la raison aux Romains (VIII, 15) : Vous n’avez pas reçu un esprit d’esclavage pour retomber dans la crainte ; vous avez reçu un esprit d’adoption. Il n’y a point de crainte dans la charité, dit saint Jean dans sa première épître (IV, 18). La crainte suppose le châtiment tandis que la charité est accompagnée de joie.
La charité non seulement nous rend libres mais elle nous fait aussi fils adoptifs, de manière que nous soyons appelés fils de Dieu et que nous le soyons en effet, comme dit le même apôtre (III, 1). Un étranger devient, en effet, le fils adoptif de quelqu’un lorsqu’il acquiert un droit à son héritage ; ainsi, la charité nous donne droit à l’héritage de Dieu qui est la vie éternelle. L’Esprit lui-même, écrit saint Paul aux Romains (VIII, 16), témoigne à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. Or si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers, héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ. »
(De duobus Praec., c. 1.)